Tangerine

Le film, qui se passe à la veille de Noël, commence par suivre Sin-Dee et Alexandra, chacune de leur côté. La journée de Sin-Dee n'a qu'un seul et unique but : se venger de la fille avec qui Chester l’a trompée et s’expliquer avec lui. Cependant, une troisième histoire apparaît : celle d’un chauffeur de taxi arménien, Ramzik (Karren Karagulian), dont on ne perçoit pas tout de suite le lien avec les filles. Karren Karagulian est dans tous les films de Sean Baker. « Il y a une très importante communauté arménienne, ici, à Los Angeles et nous avons cherché comment nous pourrions ajouter une intrigue secondaire arménienne. Nous avons fini avec une distribution pleine de stars du cinéma arménien ».
Plus nous passons de temps avec Ramzik, plus le lien entre lui et les deux femmes apparaît évident : Ramzik est l’un de leurs plus fidèles clients. « Razmik a une famille et il est pleinement conscient des responsabilités que cela implique mais il mène également une double vie », explique Karren Karagulian.
Pour Sean Baker : « Je pense que Ramzik doit gérer une dépendance, donc nous voulions montrer comment se passe la journée d'une personne dépendante. Ceux qui ont eu ce genre de problème dans leur vie connaissent le poids du désir et le prix à payer. Il y a beaucoup de solitude dans les rues de Los Angeles, et je voulais montrer qu’entre eux, ils se réconfortent mutuellement ».

Après son succès au festival South by Southwest avec le film « Starlet », le scénariste et réalisateur Sean Baker avait envie de tourner un nouveau film qui porterait à nouveau un regard impartial sur des personnes souvent marginalisées par le grand public. « Starlet » avait été remarqué pour son absence de jugement envers ceux qui travaillent dans l'industrie de la pornographie, et Sean Baker voulait montrer la même objectivité à l'égard d'une autre sous-culture.
Quand Mark Duplass lui a demandé s’il avait une autre idée de concept pour un film, Sean Baker s'était depuis peu lié d'amitié avec Mya Taylor, une transsexuelle afro-américaine de Los Angeles, rencontrée au Centre LGBT à Hollywood. « Mya connaissait très bien le quartier et ses environs, elle avait des histoires impressionnantes à raconter et désirait jouer dans un film. Elle appartenait déjà au monde du spectacle, alors nous avons su que nous avions trouvé quelqu'un avec qui nous voulions travailler ». Quant à Mya Taylor, elle raconte : « Sean m'a expliqué clairement ce qu’il attendait de moi. Cela m’a donné envie de participer à son projet. J’étais tout à fait prête à partager mes propres expériences ».

Le quartier de Los Angeles où habitait Mya et qui allait servir de décor au déroulement de l’histoire est situé tout près du croisement de Santa Monica et de Highland. Sean Baker précise : « Cet endroit est connu pour ses activités illégales, en particulier la prostitution et le trafic de drogue. Alors avec mon co-scénariste Chris Bergoch, nous avons décidé d’explorer ce monde-là. Lorsque nous avons dit à Duplass que nous voulions faire un film qui se passerait dans ce quartier, il s’est montré très enthousiaste ».

En se plongeant dans les recherches sur les délits perpétrés dans leur quartier, Baker, Bergoch et Taylor ont fini par se lier d’amitié avec un certain nombre de prostituées transsexuelles. Très vite, ils ont commencé à imaginer une histoire qui a réellement pris forme lorsque Mya Taylor leur a présenté son amie Kitana Kiki Rodriguez. Sean Baker a été extrêmement séduit par l’énergie des deux femmes. « Kiki militait en faveur des transsexuels. Il existait une vraie camaraderie entre elles. Je me les représentais très bien ensemble à l’écran ».
Mya Taylor a immédiatement accepté d’apparaître dans le film : « Lorsque j’ai rencontré Sean, je vivais une période très difficile. Je commençais tout juste à changer de sexe. Alors je n’allais pas refuser une telle occasion, d’autant que j’ai toujours voulu être comédienne ».
Ils discutent ensemble de plusieurs idées de scénario. Pour Sean Baker : « Kiki et Mya disaient qu’il était très important pour elles que ce soit réaliste. Mais elles voulaient aussi que ce soit le genre de film divertissant qu’elles auraient envie d’aller voir. Un jour, Kiki nous a raconté une histoire dont elle avait entendu parler, celle d’une prostituée transsexuelle qui avait appris que son petit ami couchait avec une femme biologique. Elle était tellement bouleversée qu’elle voulait trouver cette fille et organiser de force une confrontation entre elle, la fille et le petit ami. Nous avions trouvé notre point de départ ».

Sin-Dee finit par trouver Dinah (Mickey O’Hagan), l'agresse physiquement et l’enlève, dans le but de la confronter à Chester. Pour Sean Baker : « Dès le début, nous étions conscients que nous allions aborder cette scène de manière agressive. C’est violent, dangereux, et nous voulions saisir cela. C’était un équilibre délicat à trouver - d’un côté, nous voulions que le public garde de la sympathie pour Sin-Dee, mais nous voulions que cela reste réaliste ».

Sin-Dee et Dinah s'arrêtent dans un night-club où Alexandra se produit ce soir-là. Cela offre un contrepoint saisissant : Sin-Dee et sa prisonnière assise pour écouter Alexandra qui chante des chansons douces devant une salle pratiquement vide. C’est au cours de cette scène que le film bascule, d'une atmosphère tendue et agressive à une tranquillité, une beauté éphémère. « Durant toute la scène, nous sommes quasiment dans la tête d’Alexandra », précise Sean Baker. « L’éclairage, l’atmosphère et le cadrage change. Soudain on voit Alexandra comme elle souhaite apparaître, sur scène et sous les projecteurs. Nous voulions apporter du calme au milieu du chaos, et permettre à Mya de montrer au public l’un de ses talents. C’est une actrice formidable, mais c’est aussi une chanteuse ». Pour Mya Taylor, c'est venu très naturellement : « J’étais assise sur scène, en robe rouge, je chantais cette chanson et c’était comme si j'étais défoncée naturellement, j’étais sur un nuage ».

Sin-Dee, Alexandra et Dinah vont se retrouver face à Chester chez un marchand de donuts du quartier. Pour couronner le tout, Ramzik et des membres de sa famille se mêlent à la conversation, qui devient le point culminant des nombreux conflits du film. James Ransone, qui joue Chester, se souvient : « Nous étions dans une boutique de donuts sur Santa Monica Boulevard qui restait ouverte au public, et les clients ne cessaient d’entrer en plein milieu des prises. Des tas de types d’Hollywood un peu louches et drogués à la méthamphétamine venaient rôder. Le plus drôle c‘est que c’était le soir des Golden Globes, qui se tenaient à quelques pâtés de maison de là ».
Sean Baker ajoute : « Nous voulions que le film boucle la boucle, que le paroxysme de l’intrigue ait lieu là où le film commence. Pour moi, il n’y a rien de plus excitant que la réunion de personnages antagonistes dans un lieu unique. A Donut Time, j’ai été témoin de conflits qui dégénéraient, et le côté dramatique de la scène est amplifié par l’exigüité du lieu. Je savais que ce serait un exercice de contrôle du chaos et le point culminant du film ».

L'une des choses qui frappent le plus visuellement dans ce film, c'est son aspect à la fois granuleux et très saturé, apportant de la tension dans l'image. Sean Baker et le directeur de la photographie, Radium Cheung, ont tourné le film avec des i Phones. Sean Baker explique : « L'iPhone 5S venait de sortir, avec une caméra optimisée. On s'est rendu compte qu'il serait idéal pour tourner avec des acteurs débutants parce qu'il ne les intimiderait pas, pas plus que les figurants attrapés dans la rue. Cela nous a permis de tourner à la dérobée et de très peu nous déplacer. Mais je voulais aussi que ce film reste cinématographique, donc nous avons tourné avec des objectifs anamorphiques. Il existait des prototypes provenant de la société Moondog Labs, qui nous a fourni des prototypes d'adaptateurs anamorphiques pour i Phone. Personne n'avait encore jamais tourné comme ça. Ensuite, j'ai beaucoup travaillé en post-production pour donner au film un aspect unique ».