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Erik Van Looy
Qu’est-ce qui vous a donné envie de réaliser ce film ?
C’est une petite phrase du producteur, Erwin Provoost, qui m’a dit : “Il y a cette histoire d’un tueur à gages qui souffre de la maladie d’Alzheimer...” J’ai trouvé cela énigmatique et intriguant, j’y ai vu une promesse d’action dans laquelle on pourrait mettre un peu de psychologie et d’imagination. J’ai imaginé un thriller avec une âme. J’espère que c’est ce que le film est devenu...
Est-ce que l’adaptation du livre a été difficile ?
Le livre date d’il y a presque vingt ans, donc forcément les choses évoluent. Le personnage de la femme de Vincke est important dans le livre, mais sa place dans le film est différente. Un interrogatoire qui peut prendre vingt pages dans le livre doit avoir de l’efficacité dans le contexte du cinéma. Mais il y a aussi des réalités qu’il faut contourner. Par exemple, les détectives sont rarement impliqués dans l’action. C’est pourquoi nous avons cherché un bon mélange d’action et de confrontation entre Vincke et Verstuyft. En résumé, je dirais que nous avons bien agité l’intrigue du livre, et jonglé avec plusieurs de ses éléments. Cela a été un long travail, parce qu’en même temps, nous voulions rester fidèles à l’esprit du livre. Il fallait inclure dans le film les mêmes nuances sociopolitiques qui existaient dans le livre.
A cela se sont ajoutées des difficultés concernant le financement. On a même envisagé d’en faire un film à petit budget, mais heureusement on y a renoncé. Parce que, si on n’a pas les moyens nécessaires, on ne peut pas porter à l’écran un scénario dans lequel, toutes les trois pages, figure un crime, une poursuite ou une fusillade. On voulait éviter le genre de film dans lequel il y a une seule scène d’action réussie, tandis que les autres scènes manquent de moyens. Autrefois c’était possible, mais le public ne l’accepte plus aujourd’hui.
On vous a donné un budget de 2,5 millions d’euros et cinquante jours de tournage. Est-ce que c’était lourd à porter ?
On ne réalise qu’il n’y a de l’argent qu’au moment où on reçoit tout ce qu’on demande. Si j’avais besoin de cent figurants, il y en avait cent sur le plateau. Si je demandais seize armes à feu, il y en avait seize. Par contre, ce qui a été compliqué à gérer, c’était le temps de tournage qui était limité. C’est pourquoi nous avions très bien préparé le film. Par exemple, on ne peut pas refaire cent fois une explosion, cela coûte trop cher.
Le film alterne scènes d’action et de confrontations ...
Les confrontations entre le commissaire Vincke et le tueur Ledda nourrissent le film. La relation qui existe entre eux est ambiguë. Vincke commence à ressentir une sorte d’amitié ou d’admiration pour le tueur. Et puis chacun a besoin de l’autre. Le tueur a besoin du policier parce qu’il craint de faire des erreurs, à cause de sa maladie, et de faillir à la mission qu’il s’est donnée : en finir une fois pour toutes avec l’injustice et éliminer les méchants. Donc, il donne juste assez d’informations à la police pour les mettre sur la bonne voie, tout en restant en avance sur eux.
Contrairement à Verstuyft, le policier impulsif qui n’a qu’un but, arrêter Ledda voire même l’abattre, Vincke réfléchit. Il est en mesure de coincer ou de tuer Ledda, mais il veut atteindre les vrais criminels, les commanditaires, ceux qui restent toujours dans l’ombre et qu’on n’arrête jamais. Si Ledda est abattu, la police n’aura que du menu fretin, ou, comme on dit en Belgique, “de la petite crevette”…
Du coup, Vincke et Ledda jouent l’un avec l’autre comme le chat avec la souris.
Il existe une sorte de solidarité étrange entre Vincke et Ledda. Ce sont tous deux des hommes mélancoliques. Vincke a été meurtri par un drame personnel, tandis que Ledda a été traumatisé par son enfance. En même temps, il fallait qu’il y ait de l’humour, et c’est pourquoi Verstuyft est à l’opposé de Vincke, un jouisseur, un farceur, un type qui agit avant de penser.
Quels films vous ont-ils servis d’inspiration, de modèles ?
J’ai revu plusieurs films avant de réaliser le mien. J’ai par exemple revu « Heat » de Michael Mann pour voir comment il met en scène la fascination entre un flic et un gangster, comment il organise leur confrontation. J’avais bien sûr, comme tout le monde, un souvenir très fort de « Memento » où le personnage principal a un problème de mémoire. Je ne prétends pas me mesurer avec ces films, mais même un fondu de cinéma comme moi a besoin d’un check-up régulier...
On pourrait dire que vous preniez peu de risques en engageant des acteurs réputés dans votre pays ...
C’est absurde. On n’a jamais reproché à un cinéaste américain de travailler avec Robert de Niro ou Al Pacino. Chaque acteur que j’ai choisi est parfait pour le rôle qu’il interprète. Ce film était déjà difficile à faire, alors si j’avais choisi des débutants, j’aurais pris trop de risques. Et dans notre film, ces acteurs réputés auxquels vous faites référence, jouent des rôles qu’ils n’ont jamais tenus auparavant. Jan Decleir avec des lunettes de soleil à Anvers avec un revolver qu’il démonte lui même, c’est aussi inattendu que Mel Gibson jouant « Hamlet »...
Jan Decleir dit que vous aviez peur de lui au départ ...
Qui n’aurait pas peur de tant de classe ? Il appartient à la royauté du cinéma chez nous ! Avant d’accepter un rôle, il réfléchit sur chaque détail et peut même paraître un peu revêche. Mais c’est un des hommes les plus chaleureux que je connaisse. Une fois qu’il accepte un rôle, il s’engage totalement. Si vous gagnez sa confiance, il est prêt à tout, même, comme dans le film, à sauter par la fenêtre. Il aime faire ses cascades lui-même et un mot lui suffit pour comprendre précisément ce que vous attendez de lui.
Est-ce qu’on peut s’attendre à une suite, à une nouvelle aventure de Vincke et de Verstuyft ?
J’espère bien ! Je suis convaincu que l’univers des romans de Jef Geeraerts a été méconnu trop longtemps. Il évoque comme personne des situations typiquement belges et flamandes, qu’on peut cependant filmer à l’américaine. J’aime ce mélange, donc je suis très partant !
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E.Provoost &
H.de Laere
Pourquoi avoir acheté les droits d’adaptation de « L’affaire Alzheimer » en 1989 ?
Au début, Multimedia -l’ancien nom de MMG- ne cherchait pas de projets. Marc Didden nous a demandés de produire « Brussels by Night ». Dominique Deruddere est passé nous voir pour mettre sur les rails son court-métrage « A Foggy Night », qui est finalement devenu un long-métrage, « Crazy Love ». Mais nous n’avions pas encore nos propres projets. D’où l’idée d’acheter les droits d’un bon livre.
Que s’est-il passé depuis 1989 ?
Au début, le livre est passé de main en main. Plusieurs scénarii ont été écrits. Mais personne n’était vraiment satisfait. Et en plus, le climat économique n’était pas favorable au cinéma flamand.
Le climat économique est-il meilleur aujourd’hui ?
C’est un peu comme à la bourse. Tout est très psychologique. Si la confiance du consommateur américain augmente, les pronostics économiques sont immédiatement favorables. C’est aussi ce qui se passe dans le monde du cinéma. Quand un bon film flamand sort dans les salles, tout le monde commence à espérer. L’arrivée du VAF (Le Fonds Audiovisuel Flamand) est sans doute un pas dans la bonne direction. Néanmoins, financer un film n’est pas facile.
Comment avez-vous trouvé l’argent nécessaire ?
La contribution de TV1 (la première chaîne de la télévision flamande) a été cruciale. Ce qui est important pendant une production, c’est de rencontrer des gens qui rêvent du même film que vous. Wim Vanseveren, le chef de TV1 à l’époque, était comme cela. Finalement, la télévision a accepté de participer à ce projet, à condition qu’on fasse ensuite une série, basé sur le film. Le film n’est donc pas un dérivé de la série. Il y a d’abord le film, puis la série qui en découle.
Est-ce que « La mémoire du tueur » est avant tout un film flamand ?
Ce n’est pas un film flamand ; c’est un film tout court. Un film qui se déroule à Anvers et touche à des thèmes qui nous sont familiers : la guerre des flics, la tentation d’étouffer les scandales, la corruption etc… Nous racontons l’histoire d’une manière nouvelle. Dans un film flamand habituel, on a à peu près 1200 plans. Dans celui-ci, il y en a à peu près 3500. En 1972, on apprenait dans les écoles de cinéma qu’il fallait huit secondes pour transmettre une information par le biais des images. Aujourd’hui, c’est le style MTV qui règne. Deux secondes suffisent.
Avez-vous eu des cauchemars pendant le tournage ?
On a eu quelques problèmes de logistique. Sur le plan du contenu, c’était surtout la scène d’ouverture qui nous donnait des soucis. Si nous avions raté cette scène, le film était fichu ! Alors on a monté toute la séquence immédiatement après l’avoir tournée, et on a vu qu’elle marchait bien. On a eu aussi des heureux incidents. Le compositeur prévu n’a pas pu faire le film, mais on a trouvé Stephen Warbeck, oscarisé et très doué.
Le film a remporté un succès historique en Belgique flamande…
Le film est sorti sur 34 copies. Il a fait mieux que « Matrix 3 »,« Bad Boys 2 », « Attrape moi su tu peux » et « Kill Bill ». Nous approchons les 700 000 entrées. On est donc dans le même peloton que « Le seigneur des anneaux » « Le monde de Némo », et « Pirates des Caraibes. » Il nous reste maintenant à sortir la Belgique francophone. Et le reste du monde…
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Jan Decleir
Qu’est-ce qui vous a plus dans le personnage de Ledda ?
Dès la lecture du scénario, j’ai senti qu’il y avait vraiment des choses à inventer, pour ce personnage. Dans le livre il était une sorte d’armoire à glace sans relief, mais dans le film il est plus habité, hanté. Ledda est devenu meurtrier à cause d’une blessure dans son passé. Cet être talentueux finit par devenir un monstre de sang-froid assez impressionnant. Je ne le vois pas comme un psychopathe. C’est un homme qui, à un certain moment dans sa vie, a tranché et a décidé que, désormais, il serait tueur à gages. C’est une façon de se venger, pour lui, mais c’est une vengeance sans passion. Et puis brusquement, dans l’affaire qui est au centre du film, son passé remonte à la surface, et du coup, l’émotion revient dans sa vie. Soudain, Ledda a une cause à défendre. Et puis, j’aime beaucoup son humour…
J’ai regardé une émission sur la maladie d’Alzheimer et j’ai basé mon look dans le film sur un des patients du documentaire. L’homme était un peu plus petit que moi, très soigné, élégant, et surtout il avait toujours la situation en mains. Dans le documentaire, il mourrait avant d’avoir perdu sa dignité, et Ledda est très conscient que cela le guette. Du coup, il choisit sa propre fin. Et grâce à ce choix, Vincke et Verstuyfts seront sauvés, ils pourront mener à bien le combat que menait Ledda. Il choisit d’être vengé par eux.
Est-ce un rôle difficile à interpréter ?
Pas difficile, mais éprouvant. C’est un personnage qu’on a du mal à quitter, à la fin de la journée. Et plus je vieillis, plus j’ai du mal à oublier un rôle.
Quelle scène était la plus difficile à jouer ?
La scène où j’entre dans le château de Van Camp. La brutalité inouïe avec laquelle ça se passe ! Il faut vraiment y aller. J’aime beaucoup l’acteur qui joue le rôle, c’est un ami et un très bon acteur. L’idée que je dois le tuer est horrible. Je sais, ce n’est que du film, mais la réalité vous influence. Je n’ai jamais joué avec une telle intensité…
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Koen de Bouw
Comment entrez-vous dans la peau d’un personnage ?
Quand le tournage commence, je connais déjà bien Vincke. C’est lui que je vois si je me regarde dans un miroir. Durant de longues semaines, j’ai rêvé de lui, il a grandi en moi. J’aime comparer le travail d’un acteur à celui d’un sculpteur qui part d’un bloc de pierre. Dès le début la statue est présente mais invisible, perdue dans la pierre. C’est au sculpteur d’ôter tout ce qui est inutile. L’acteur aussi doit se débarrasser de l’inutile. Le costume aide d’ailleurs beaucoup à entrer dans la peau d’un personnage. Le revêtir c’est presque un rituel, qui permet d’oublier sa peau, et d’entrer dans celle du rôle.
Qu’est-ce qui vous plaisait dans ce rôle ?
Je n’avais jamais eu de rôle dans un film destiné au grand public. Et puis il y avait dans le scénario un vrai niveau de qualité, d’exigence. En plus l’histoire était très intéressante. J’ai adoré joué avec Jan Decleir au gendarme et au voleur.
Qui est Vincke pour vous ?
C’est un homme qui a un secret. En tant que professionnel, il a un grand sens de la justice. Comme acteur, je dois incarner son mystère. Le public ne doit pas tout savoir sur lui. On sent que Vincke est quelqu’un qui a été blessé, cela le rend intéressant, mais on ne sait pas pourquoi presque jusqu’à la fin. Le policier en lui n’est pas passionné par l’action ni les armes à feu. En revanche, il est fasciné par l’humain. C’est le monde intérieur des gens qui l’intéresse.
Comment décririez-vous le metteur en scène, Erik Van Looy ?
Erik est un homme timide, modeste. Il marmonne sans cesse des choses inintelligibles sur le plateau. Avec lui, j’ai appris qu’on peut tourner un film sans qu’il y ait aucune terreur engendrée par le réalisateur. Erik reste toujours calme, et je l’admire pour cela. En plus, Erik est une encyclopédie ambulante du cinéma. Il adore le cinéma de genre, et il sait ce qu’il veut. Il connaît aussi bien la technique que la direction d’acteurs. Et il adore qu’un acteur l’étonne…
Quelles étaient les scènes les plus agréables à tourner ?
Toutes les scènes avec Jan Decleir. Jan connaît son métier et tout ce qu’on lui donne, il vous le rend en double. J’aimais les confrontations entre Ledda et Vincke. Ils se dévisagent, ils s’analysent et ils parviennent à s’entendre. Cela rendait toutes les scènes avec lui très riches, très tendues. Cela a été passionnant à faire.
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Jeff
Geeraerts
Est-ce qu’une adaptation cinématographique est pour un auteur une sorte d’adieu à son livre ?
Non. Un livre est un livre et un film est un film. Il faut accepter que le metteur en scène voit les choses différemment. Dans « La mémoire du tueur » je prête beaucoup d’attention au contexte politique. Mais dans un film, la politique ralentit et paralyse l’action, ce qui n’est pas bien du tout. Je me souviens d’un interview avec Robert Redford, qui disait : « Dans un film, il faut de l’action, de l’action et encore de l’action ». Je suis complètement d’accord avec lui. L’histoire doit progresser sans cesse. C’est pourquoi je ne me mêlerai jamais de mise en scène. Faire un film c’est un autre métier.
Tout le monde est curieux de savoir quelles sont les différences entre votre livre et le film. Avez-vous été impliqué dans le développement du scénario ?
J’ai lu le scénario et j’ai eu des conversations avec le metteur en scène et le producteur. Ils ont accepté mes remarques. Mais je ne vous donnerai pas d’exemples. Ce ne serait pas loyal du tout. Cela restera entre eux et moi. Je suis content qu’ils aient accepté mes propositions, sinon je l’aurais regretté. Si je m’étais contenté de certaines choses dans le script, je me serais fait gronder. J’ai des milliers de fans dans la police et ils m’auraient dit : « Jeff, mais qu’est-ce que tu as laissé faire ? »
Vincke et Verstuyft sont-ils inspirés de policiers que vous connaissez ?
Non, parce que je n’invente jamais des stéréotypes, mais plutôt des personnages un peu étranges. Ainsi Eric Vincke aime le luxe et porte de beaux costumes, même si c’est contraire au règlement. Il a fait ses études chez les jésuites, c’est un intellectuel. Il aborde les suspects de manière psychologique et sans élever sa voix. Il les manipule avec une méthode qu’on appelle « spot and study » (voir et examiner). Grâce à mon expérience au Congo, je sais comment cela se passe. La méthode de Vincke est celle que je pratiquais autrefois. Je retenais ce qu’un suspect me répondait à une question et je lui posais la même question une heure après pour voir sa réponse. S’il mentait, il était coincé.
Verstuyft, par contre, est un homme brut, qui enfonce une porte d’abord et demande un mandat de perquisition après.
Mes lecteurs savent que les choses se passent dans mes livres comme dans la réalité. Je n’invente rien. La réalité est souvent plus captivante que des inventions. D’ailleurs, si j’inventais, le lecteur le sentirait.
Que pensez-vous du casting du film ?
Vincke est à peu près comme je me l’imaginais. En revanche, je voyais Verstuyft bien pire, encore plus mal léché qu’il ne l’est. Et j’ai été très agréablement surpris par Jan Decleir dans le rôle de Ledda.
A chaque visite sur le plateau, je me sentais heureux. C’était une fête pour moi. Vous savez, j’avais vendu les droits du livre en 1989 et je l’avais presque oublié quand le producteur m’a appelé pour me dire que le film allait se faire.
Est-ce difficile pour vous d’écrire ?
Je préfère me livrer à n’importe quelle autre activité plutôt que d’écrire. Je n’aime pas écrire, parce que je suis très paresseux et il me manque un ange sur mon épaule pour tenir ma plume. Je suis convaincu que l’inspiration n’existe pas. Mais une fois que je commence, ça marche, parce qu’à ce moment là, j’ai le livre dans ma tête. Ma seule préoccupation est alors de rendre l’histoire intéressante pour le lecteur.
Pourquoi avez-vous commencé à écrire des romans policiers ?
Après avoir écrit mes romans sur le Congo, j’avais tout dit sur cette période de ma vie, et je me suis demandé : « Et maintenant ? » J’ai essayé d’écrire un thriller et cela a marché tout de suite. Je suis fier de pouvoir dire que j’ai introduit ce genre en Flandre.
Pourquoi ce genre plaît tant au lecteur d’après vous ?
Le crime est, heureusement, pour la plupart d’entre nous, quelque chose d’inaccessible. Les gens sont fascinés par le crime, parce qu’ils n’osent pas aller si loin eux-mêmes. Ce qui me fascine c’est l’étrange lien qui existe parfois entre les policiers et les assassins, parfois même les plus atroces. Ils se comprennent intuitivement d’une manière très étrange. Je reconnais ce sentiment, je l’ai éprouvé moi aussi.